Exposé Mémoire et tradition

Une critique fréquemment adressée à la tradition est celle de son irrationalité : en effet, la tradition (cas de l'excision des petites filles en Afrique sahélienne) va souvent à l'encontre de valeurs érigées en absolu (liberté, égalité..) par la civilisation occidentale moderne. Le passé est alors appréhendé uniquement comme une source d'archaïsmes préjudiciable à ces idéaux ; au contraire, la mémoire et le devoir moral qu'elle implique rappellent des exactions passées (la Shoah, les guerres de religion...) pour éviter leur renouvellement.

Pourtant, la mémoire ne présente pas seulement des effets utiles : Friedrich Nietzsche dénonce dans sa Seconde considération inactuelle ceux qui ne savent pas oublier, car ils sont condamnés à ne jamais apprécier l'instant présent, faute de pouvoir accéder à l'oubli. D'un autre côté, la tradition structure l'individu car elle lui assigne une place dans le groupe et le fait échapper à l'incertitude caractéristique de l'homme moderne.

Par ailleurs, la mémoire et son avatar la commémoration sont privilégiées parce qu'elles résultent d'un choix, d'un désir de perpétuation du souvenir fait par un individu autonome, tandis que la tradition, pratique du groupe et fait subi, renvoie à l'idée d'un homme passif, conditionné et dépendant, image en contradiction certaine avec celle de l'individu moderne.

L'opposition entre tradition et mémoire recoupe fréquemment celle entre l'action et la connaissance : en effet, alors que la tradition fait exécuter sans réflexion préalable des pratiques ancestrales, de son côté la mémoire exige une pensée critique sur les évènements passés et leurs conséquences dramatiques.

Cependant, dans Phèdre, Platon propose une interprétation radicalement différente de cette opposition dans le mythe de Teuth. L'écriture, qui sert à fixer la mémoire, devrait rendre les gens plus savants : pourtant, en consultant des livres, ceux-ci s'épargnent l'effort d'apprendre et l'écriture devient alors un vecteur de propagation de l'ignorance et non plus de la science. Ce mythe met en avant la nécessité d'apprentissage, et de travail, nécessaire à la perpétuation de la tradition, à l'opposé de la facilité avec laquelle la mémoire peut s'exercer, dès lors qu'elle est consignée dans des ouvrages.

Dans notre civilisation technicienne qui privilégie le stockage des données à l'apprentissage par coeur, l'avenir de la tradition face à la mémoire et à la commémoration historique semble bien sombre ; on peut aisément prédire que le poids de la tradition va aller en diminuant, la mémoire demeurant seule remémoration ponctuelle du passé, parce qu'elle garantit une caution morale à des individus qui en sont demandeurs.

Alors que l'Homme antique ou médiéval était guidé uniquement par la tradition, l'Homme moderne voit celle-ci vaciller au profit d'une appréhension croissante du passé à travers la mémoire ponctuelle des grands événements (crimes de masse, victoires des armées nationales..) : on substitue à une transmission des coutumes familiales ou locales la perpétuation des massacres du siècle précédent.