Exposé Benjamin Constant : Principes de politique

Dans cet extrait, Benjamin Constant reproche à Rousseau de vouloir donner trop de pouvoir à la société et à l'autorité sociale. Il est donc nécessaire de s'intéresser tout d'abord à la justification donnée par Rousseau en faveur d'une telle concentration de pouvoir, c'est-à-dire en faveur d'une telle délégation de pouvoir des individus à la société dont ils font partie. Cette justification repose sur un principe d'égalité. En aliénant, par le pacte social, tous ses droits à la communauté, l'individu les remet entre les mains d'une entité abstraite, le souverain, composée de tous les membres de la société considérés collectivement. Ainsi, chacun a sa part égale de l'exercice du pouvoir remis à la communauté, chacun a sa part à la volonté générale exprimée collectivement, et cette égalité de tous les membres dans l'exercice du pouvoir politique, justifie l'aliénation de tous ses droits.

Mais la mise en pratique d'une telle égalité théorique ne peut pas ne pas nécessiter l'institution d'inégalités de fait. Le problème central est ici le problème de la délégation. En effet, si le corps politique composé de l'ensemble de ses membres, émet des lois, il ne peut pas exercer collectivement la force de prévention ou de répression nécessaire à la mise en application de ces lois. Ainsi, l'autorité sociale que tous possèdent également serait sans aucune réalité si elle n'était pas déléguée à quelques-uns, c'est-à-dire à un gouvernement.

Benjamin Constant rapproche ici la notion de gouvernement de la notion d'inégalité. Instituer un gouvernement, c'est donner en fait un pouvoir plus grand à un petit nombre de personnes. Il ne serait donc pas vrai qu'en obéissant au pouvoir, on obéisse en fait à soi-même : on obéit en fait à un petit nombre de délégués.

Cette critique par Constant de la délégation montre qu'il n'identifie pas les délégués à des représentants, identification qui est cependant au fondement même de notre Ve République, comme l'affirme l'article 3 de la Constitution : " La souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum.".

Mais si Benjamin Constant n'établit pas de lien de représentation entre gouvernants et gouvernés, comme la Constitution proclame qu'il en existe, c'est également qu'il est fort douteux que cette identité théorique entre gouvernants et gouvernés corresponde à une réalité sociale. La réalité nous apprend en effet que les gouvernants sont loin de représenter socialement ceux de qui ils tiennent l'exercice de l'autorité sociale. C'est en cela que la critique de Constant paraît terriblement réaliste.

Ainsi, Erwin Goffman nous donne une analyse intéressante de cette rupture du lien entre représentants et représentés. Selon lui, c'est précisément parce qu'il devient représentant que le représentant n'est plus représentatif : en effet, l'accès au statut de représentant le fait sortir du cercle fermé de ses semblables et le rend alors non représentatif. Par ailleurs, comme le fait remarquer Pierre Bourdieu, la participation au champ politique exige un mode de pensée et d'action particulier, un corpus de savoirs spécifiques, un certain langage et une certaine rhétorique politique et l'autonomisation et la professionnalisation du champ politique ne font que codifier et renforcer ces exigences, de telle sorte que la plupart en sont exclus, et le champ d'exercice de la politique est donc réservé à un petit nombre non représentatif.

Il est donc difficile aux membres du corps politique de croire qu'ils obéissent à eux-mêmes lorsqu'ils obéissent à leurs gouvernants, dès lors que les gouvernants sont si différents socialement de leurs gouvernés. Ce point de vue très réaliste détruit donc le mythe de l'égalité de pouvoir dans l'exercice de la souveraineté populaire. Instituer des déléguer, c'est instituer des inégalités.