Daniel Cefaï et Dany Trom : Les formes de l'action collective

Autre difficulté de l'analyse de cadres, sa focalisation sur des complexes de représentation cognitives, occulte leurs usages pratiques et efface leur temporalité. Difficulté qui tient à l'inscription de l'analyse de cadres dans une psychologie sociale d'inspiration blumerienne. On navigue donc "entre une analyse structurale des contraintes qui pèsent sur la définition des situations et sur la configuration des actions, et une analyse interactionniste des schèmes d'action qui dans le cours temporel des séries d'interaction." La "résonance" des cadres avec les représentations communément partagées par la société dans laquelle ils se déploient, d'autant plus forte (et garantissant par là un succès plus probable de l'action collective) qu'ils en sont proches, est censée remédier à cette hésitation théorique. Elle est pourtant encore assez peu étudiée et expliquée.

La "frame perspective", dans le domaine des mouvements sociaux, focalise son attention sur le "travail de la signification", effectué par les adhérents et les dirigeants de ces mouvements (ici appréhendés comme organisés : "mouvement social" traduit souvent le terme "Social Movement Organization", repris de la théorie de la mobilisation des ressources) qui "attribuent du sens, interprètent des évènements et des conditions pertinentes, de façon à mobiliser des adhérents et des participants potentiels". Les produits de ce cadrage sont appelés les "cadres de l'action collective". Snow cherche ici à décrire les principaux apports théoriques de l'analyse de cadres, en retraçant les problèmes théoriques qu'elle a successivement cherché à résoudre.

En premier lieu, le recrutement dans un mouvement social requiert un alignement (cognitif) de la trajectoire biographique des participants et de l'expérience qu'ils ont du mouvement, très peu étudié par les analyses antérieures des mouvements sociaux. Le "mouvement social" en question est en fait le mouvement bouddhiste Nichiren Shoshu, objet des premiers travaux empiriques de D. Snow. On ne s'étendra pas sur cet objet, assez éloigné du thème de l'agrégation...

De même, la nécessité du concept de cadrage s'est faite ressentir dans l'étude du mouvement Nimby (Not In My BackYard), à Austin, Texas : la relocalisation d'un service d'accueil de l'Armée du Salut aux sans-abri en centre-ville, suscitant de fortes résistances des habitants, a incité les mouvements de réaction à présenter le quartier et ses résidents comme menacés par l'installation du projet. Toutefois, l'Armée du Salut étant identifiée aux valeurs de charité chrétienne, il leur fallait trouver une cible moins estimée : ce fut la catégorie des sans-abri affluant à Austin et aboutissant à l'Armée du Salut qui servit d'exutoire, et furent "cadrés" comme des ivrognes, des criminels potentiels et des pervers sexuels. D'où un "contre-cadrage" de la part de l'Armée du Salut et ses partisans, les présentant comme des victimes plutôt que des agresseurs. Les réunions d'information et de conciliation à la mairie étaient donc le théâtre d'un affrontement de cadres. Pour un exemplaire similaire, voir le cas de l'association de quartier étudié plus loin par Claudette Lafaye et Daniel Cefaï.

L'intérêt de David Snow pour le concept de cadre vient de la conjonction de ces constats empiriques, et de sa lecture de Frame analysis, de Goffman. Celui-ci cherche à saisir "les cadres de compréhension présents dans notre société", qui donnent du sens à une situation qui, sans eux, en serait dénuée. Il rejoint donc Snow par son côté interprétativiste, constructionniste, mais aussi structuraliste (les cadres sont insérés dans un contexte social).

Reste à délimiter le concept par rapport à ses concurrents que peuvent être les notions d'idéologie, de schème ou de récit, utilisées par l'analyse culturelle. Les cadres sont dérivés du contexte culturel et/ou des idéologies, mais sans être directement déterminés par eux : ils utilisent en fait des éléments d'idéologies, "stock de ressources culturelles", en les recombinant, en les panachant, sans y être isomorphes. Quant aux schèmes, ils définissent des structures cognitives trop attachées aux individus pour correspondre strictement à la notion de cadre. Les "récits" ont pour leur part une portée interprétative plus ample et plus diffuse, bien qu'ils interagissent avec les cadres.

Même si le paternité du concept de "cadre" revient à Goffman (Frame Analysis : an Essay on Organization of Experience, New York, 1974), la frame analysis emploie le terme avec une visée utilitariste (conception stratégique de l'action) et psychologiste (les raisons et les motifs ont le statut de données mentales, ou mieux, de représentations collectives). Cet article critique ce double biais. Le cadrage consiste plutôt à inscrire dans une arène publique des actions dont la visée est symbolique ou expressive.