Les Fleurs bleues de Raymond Queneau (Fiche de lecture)

Ils possèdent de nombreux points communs : tous deux ont trois filles, mariées à des benêts ; ils sont veufs ; ils portent les cinq mêmes prénoms ; ils ont la même passion pour la bonne chère et l'" essence de fenouil " ; tous deux se considèrent comme des peintres et des poètes, etc. Cette ressemblance va jusqu'à l'identification totale, puisque l'auteur utilise parfois le pronom « il » pour désigner Cidrolin, puis reprend sans transition ce même pronom pour renvoyer au duc.

Pourtant des différences les séparent : le duc est un homme d'action qui use de la violence sans complexe, tandis que Cidrolin apparait comme un contemplatif qui " trouve toujours quelque chose à ne rien faire ", comme le remarque se fille Lamélie (p. 62). En outre, Joachim d'Auge vit en grand seigneur et se déplace en compagnie, alors que Cidrolin passe le plus clair de son temps seul sur sa péniche.

Onésiphore Biroton apparait d'abord comme simple abbé, puis, au chapitre IX, comme évêque in partibus, c'est-à-dire sans obligation de résidence dans l'évêché qu'on lui a attribué, à savoir ici Sarcellopolis. L'accession à cette nouvelle dignité annonce le renoncement de Biroton à la spiritualité et, de ce fait, provoque la séparation d'avec son double du monde terrestre, le duc. Jusqu'au chapitre XIII, les deux hommes ont en commun le respect de l'Église, la passion du débat philosophique et un recours décomplexé à la force physique. Quand il devient homme politique à la Révolution (chapitre XIV), l'évêque oblige le duc à se trouver un nouveau double religieux. Son remplaçant dans cette fonction est d'abord l'abbé Riphinte, avec qui le duc débat de la question des pré-adamites. Mais, en voulant prouver l'absence d'hommes avant Adam, l'abbé se préoccupe seulement de défendre l'Église comme institution, pas sa foi. Le duc se sépare donc de lui pour gagner l'Espagne.

Les deux religieux ne rejoignent la compagnie du duc que lorsque ce dernier trouve en Cidrolin son côté contemplatif, soit à partir du chapitre XX, chapitre qui signe la réunion parfaite du Duc et de Cirdolin, puisque c'est le passage où le duc propose le tutoiement à son ami et où les deux personnages constatent qu'ils portent les mêmes prénoms.

Labal, diminutif de " La Balance ", est le palindrome (mot qu'on peut lire dans les deux sens) qui sert à nommer le gardien du camping, devenu gardien d'immeuble. Il se présente comme un penseur doublé d'un justicier obsessionnel. À ce titre, il reconnait avoir assassiné 300 ou 400 personnes. Il épie les faits et gestes de Cidrolin afin, dit-il, de châtier son persécuteur. À travers ce personnage, le seul du roman qui soit antipathique, Queneau critique la pensée occidentale raisonnante, puisque Labal, en plus d'être extrêmement rationnel, ne rêve jamais.

Ils sont relégués au rang de personnages secondaires. À part Lalix et Lamélie, la " fiancée " et la fille de Cidrolin (pour qui ce dernier fait des efforts de conciliation, peut-être parce qu'elles s'occupent de lui tout en lui tenant tête), les femmes sont peu considérées par les personnages masculins. Elles doivent se contenter de rôles de représentation (la comtesse d'Empoigne ou Russule) ou servir les hommes en assumant les tâches domestiques (Lamélie et Lalix).

Pourtant amoureux de Russule, sa femme, le duc ne respecte pas ses désirs (il lui impose un tombeau à la place d'une statue, p. 148 ; il la prive de la capitale, p. 161) et la maltraite physiquement (p. 126). Quant à Lalix, elle était destinée à devenir prostituée et Albert, l'ami de Cidrolin, l'a convaincue " à coups de pied " d'entrer au service de ce dernier. Phélise, l'une des trois filles du duc est même assimilée à un animal, puisqu'elle ne parle pas mais bêle (p. 90).